Pour sa deuxième exposition personnelle chez mor charpentier, Théo Mercier interroge le rôle de l’objet archétypal et la place de l’artiste à mi-chemin entre conservateur, laborantin et cybernaute. À travers une série d’œuvres murales inédites, profondément nourries de références artistiques, il bouscule les représentations traditionnelles de portrait et de paysage, et crée des récits visuels complexes qui explorent les notions de temps, d’identité et d’adaptation.
Une vingtaine de miroirs dépolis à l’acide sont exposés sur les deux niveaux de la galerie, desquels émergent des photographies de statues antiques célèbres. Le traitement chimique de la surface et l’agencement de la composition sont tels que les fragments de sculptures se superposent à l’image du spectateur, brouillant ainsi les frontières entre passé et présent, statique et dynamique, art et vie, et engageant une réflexion sur la fluidité de l’identité et le continuum de l’Histoire et de l’information. La tradition des miroirs dans l’art va au-delà de leur simple fonction réfléchissante ; les artistes ont souvent utilisé ces objets symboliques pour explorer la condition humaine, offrant aux spectateurs un aperçu de leur propre psyché à travers des autoportraits ou capturant l’essence de leurs sujets. Mais au lieu d’invoquer les peintures classiques de Van Eyck ou Velázquez, dans lesquelles le miroir est un moyen d’atteindre le réalisme ou de créer une illusion optique, la série Facetime semble plus proche du mouvement Pop Art, avec sa fascination pour l’imagerie populaire et la combinaison d’éléments disparates destinée à produire des oeuvres visuellement frappantes et qui donnent matière à penser. Pour Théo Mercier, le morcellement de ces corps de marbre renvoie aussi aux campagnes de pillage à l’origine de la plupart des collections d’antiques : ce sont des fragments arrachés à leur terre d’origine, mythifiés, et maintenus dans ces lieux de fiction que constituent les musées. En choisissant un cadrage particulier à la surface de chaque miroir — qui ne permet pas une vue complète de son environnement, mais une simple sélection — il accentue cette idée du tableau incomplet et de la part manquante, pour hacker la construction subjective et artificielle de l’Histoire. Dans certaines œuvres, l’artiste va plus loin en associant les photographies à des éléments en 3D, et crée ainsi des sortes de chimères, des créatures mutantes qui auraient évolué pour survivre au passage du temps : ici, une mèche de cheveux se transforme en fossile ; là, une grille d’aération est implantée à l’arrière d’un crâne, comme pour lui fournir de l’air. Ces questions de greffe, de mutation, ou d’obsolescence traversent tout le travail de Théo Mercier, lui-même en constante transformation. Ici, l’artiste endosse le rôle du savant dans son laboratoire – disséquant et assemblant, créant des rébus –, et à travers ces combinaisons de passé, de présent et de futur, il invite les visiteurs à réfléchir à leur propre capacité d’adaptation dans un monde en constante évolution.
L’exposition est complétée par trois collections de pierres et de poèmes peints à la main, disposées sur des étagères en verre et aluminium brossé qui rappellent les cadres ultra-contemporains des miroirs et évoquent une fois de plus ce choc de temporalités. Dans cette série intitulée Tell me a scorie, la pierre est le point de départ de ce projet : matière première du sculpteur, elle incarne nos fantasmes de poids et d’éternité, et fait aussi référence à une pratique de collecte plus intime de l’artiste. Presque tous les jours, qu’il soit à Paris, Marseille, Los Angeles, Mexico, ou en Tasmanie, il consacre un moment à ses promenades et au ramassage de pierres – naturelles ou modifiées par la main de l’homme. Par leur multitude de tailles, de formes ou de couleurs, elles stimulent et accompagnent ses pensées et ses visions, et deviennent des objets chargés de musique. Et ce n’est pas un hasard si ces œuvres nous rappellent des partitions; elles amorcent une certaine chorégraphie de l’œil et apportent du rythme au sein de l’espace d’exposition. Tout comme les miroirs, les collections de pierres s’inscrivent dans une longue tradition artistique, celle des cabinets de curiosités ou des rochers de lettrés chinois —ces « ready-mades naturels », comme les appelait Malraux. En embrassant le travail de collecte et de classification, Théo Mercier incarne la figure de l’artiste conservateur qui non seulement crée, mais extrait, archive et agence. Cependant, et c’est sa singularité, il le fait sans jamais établir de hiérarchie : dans ses œuvres, un vestige du Forum romain peut côtoyer un galet poli par la mer ou le pavé d’un chantier parisien. Il y a une sorte d’horizontalité dans les valeurs, entre le naturel et l’artificiel, l’ancien et le contemporain, le vulgaire et le précieux. Ici, les pierres sont rassemblées pour leur qualité purement plastique et parce qu’elles évoquent une forme de géologie post-industrielle. Ensemble, elles façonnent des paysages minéraux qui convoquent les grandes ruines du passé et celles, plus modestes, des objets du quotidien.
Par le jeu des images, des matériaux et des références culturelles, Théo Mercier déploie avec Mirror Error une grande fresque fractionnée, qui crée une véritable dynamique du regard et interroge notre perception du monde. L’exposition devient ainsi un lieu de prise de conscience et de réflexion, encourageant le visiteur à s’adapter aux changements de notre époque et à considérer les implications de nos actions collectives sur l’avenir.
Arthur Gruson