Chaque jour, derrière les murs des villes, des personnes sans visage s’aiment et construisent méticuleusement un continent de souvenirs. Quand la fin arrive, l’amour et le désir se jettent comme les emballages d’un produit consommé. Que reste-t-il de ces sentiments déchus, ces ordures parmi les ordures qui gisent désormais dans la décharge du passé ? Comme une plongée dans l’épaisseur de l’érotisme et du sale, Skinless, le nouveau spectacle de Théo Mercier, est un vaste dispositif quadri-frontal fait de déchets compressés, dans lequel trois personnages masculins évoluent sous l’œil observateur des spectateurs debout. Cette utopie dystopique met en scène un couple à trois têtes qui habiterait les ruines du capitalisme…
Lorsque les lumières artificielles s’allument sur ce territoire de la fin du monde, le public se trouve cerné par deux hautes murailles de déchets métalliques et découvre au centre de l’espace une arène faite de papiers abîmés. Ici, deux personnages pseudo-masculins recouverts d’une seconde-peau en latex, évoluent entre la surface et les profondeurs d’un monde souterrain auquel nous n’avons pas accès. Alors qu’ils ne font qu’un avec l’environnement dont ils sont les agents transformateurs, un troisième personnage métallique évolue, lui, en solitaire dans les couloirs périphériques du monde d’en haut. Inlassablement, ce dernier va et vient à la manière d’un ange mécanique ou d’une caméra de surveillance assoiffée d’amour. C’est en fait à travers les yeux de ce personnage tragique que le drame de cette relation d’amour nous engloutit. Au fil de la pièce, le couple de pseudo-garçons n’aura de cesse de muer et de muter entre l’expression et la répression du désir. S’ils digèrent le cadavre du monde, ils sont aussi l’essence de la vie : tout comme le lit de détritus sur lequel ils reposent, ils ne sont autres que les déchets du passé et les futurs restes d’eux-mêmes. Comme dans une parade amoureuse, ces Adam et Eve au masculin se métamorphosent, se dévorent, se dissolvent, se mélangent, s’incorporent et s’approprient tout ce qui leur reste sous nos yeux. Ensemble, ils recyclent leur relation à l’infini et inventent un langage érotique aussi vulnérable que viscéral. Leur langue inconnue de tous, aurait probablement la couleur de la chair et l’odeur d’une décharge à cœur ouvert.
C’est ainsi qu’au cœur de ce jardin d’Eden inversé, Skinless nous raconte la genèse dégénérée d’une histoire d’amour aussi infertile que transgressive. Car si les détritus sont le terreau unique de cet éco-système à deux niveaux, une répartition des rôles semble pourtant se dessiner très nettement. Tel un démiurge de la tragédie sociale, l’architecte invisible de ce monde désenchanté semble régir les dynamiques de relation et de pouvoir de ce trio avec une main de fer. Face à cet empire de la norme, Skinless rejoue en fait les codes de la Genèse dans une version déviante. Le déchet tout comme l’homo-érotisme y apparaissent comme des endroits de contestation et des mises en désordre du monde. Car si les corps infertiles sont perçus comme quelque chose qui déséquilibre le monde « normal », les modes de relation que Théo Mercier tente d’inventer à partir des ruines sont avant tout des formes d’amour inspirantes pour la vie elle-même. Dans un lyrisme à la fois sombre et hypertrophique, il met en scène un paysage et une performance qui délivrent au public un décryptage émotionnel de la société de consommation, une lutte contre les systèmes de contrôle et surtout, un hymne à l’amour et à la métamorphose.
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Entièrement créé à partir de déchets triés et sourcés localement, Skinless est aussi le fruit d’un partenariat en nature avec le géant français du tri PAPREC, qui fournit la matière de ce spectacle sur l’ensemble de sa tournée en France et en Europe. Fort de ses expérimentations autour du sable et de l’écologie d’emprunt, Théo Mercier développe une réflexion sur les modes de production éco-responsables.